CHAPITRE VI
RÉSUMÉ : Napoléon est désormais prisonnier de la mer. Condamné à vaincre sur le continent, il fait pivoter ses armées en un tour de main et se retourne vers l’Autriche qu’il attaque.
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Dans la salle du premier étage du relais routier Au Genêt Joli, Grand Louis, Le Croqueur, La Gambette, Le Rouquin, Mon-Bel-Eugène, Rock n’roll, Coco-la-Station, La Toquante, La Réplique et La Gamberge retenaient leur souffle.
Penché sur la table de bois blanc, un compas, une règle et une équerre dans une main, un crayon-feutre rouge dans l’autre, Beau Léon traçait avec des gestes méticuleux de petits signes mystérieux sur la Michelin soixante-quinze.
Il considéra son œuvre avec satisfaction, défit sa montre-bracelet qu’il posa sur la table et releva la tête :
« Voilà, dit-il, nous sommes vendredi, onze heures et demie. Dans pas plus de trente heures, c’est-à-dire samedi à six heures pile du mat, tout doit être terminé. »
Il avait l’air si péremptoire, si sûr de lui, que pas un n’osa poser de questions.
Bonape se parla à lui-même :
« Ça va être le plus beau coup réussi depuis que Vercingétorix a mis la chasse au goujon à la mode…! »
Il se leva de sa chaise de bois blanc :
« Alors, voilà mes instructions, les gars ! Ouvrez les récepteurs à technique parce que tout doit marcher au millimètre et à la seconde, comme pour les comédies musicales ricaines. Parce que la moindre erreur dans l’entrechat, le plus modeste schplick dans le jeté-battu, ça ferait tout sombrer dans l’odieuse bousculade. Z’avez pigé ? »
Tous ils savaient que Bonape s’apprêtait à jouer quitte ou double, la baraque contre l’infamie. Pour chacun d’eux donc, c’était la paye ou le chômage, l’antenne de télé sur le pavillon de banlieue ou le drapeau noir sur la marmite. Ils hochèrent la tête en silence.
Bonape interpréta favorablement ce mutisme :
« J’vois que z’êtes au parfum sur le principe. Voyons voir les détails… »
Il désigna de la main La Toquante et La Réplique :
« Toi, Lagrouche, et toi, Cambron, vous rentrez sur Corbeil. Pas la peine de vous pointer à vide rue Montorgueil, ça ferait jaser. Vous descendrez chez Laverdure, au Relais 7. Vous y serez vers huit heures, si vous traînez pas en route. Vous ronflez jusqu’à midi. Ensuite, vous briquez vos machines, le plein et tout. À dix heures, vous prenez la route, direction Limoges, Brive, Souillac. Quatre kilomètres avant Souillac, où vous ne devez pas arriver avant sept plombes, vous stoppez au relais Chez Nénette, en bordure de la Nationale 20. Si on vous pose des questions, vous dites que vous descendez sur Sète pour un chargement. Chez Nénette, y aura pour vous une lettre. Elle vous indiquera où vous devez vous rendre… Compris ? »
La Toquante et la Réplique dirent ensemble :
« Compris, chef. »
Mais La Réplique reprit :
« J’veux dire m… m… mais si y a pas la… »
Bonape le fusilla :
« Elle y sera. C’est tout pour vous deux. Vous pouvez calter. »
Les deux malabars sortirent en regrettant de se voir aussi brièvement assigner un rôle de carabiniers.
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Bonape laissa passer quelques instants et reprit :
« Maintenant, à la deuxième équipe. C’est sur elle que va reposer la charnière de l’opération… »
Chacun frémit, avec l’espoir d’entendre son nom. Le choix tomba, inexorable ;
« Levagrame, Delquingue et Laroque, vous, vous rentrez sur Pantin et vous déposez vos camions au garage. »
Un murmure déçu sortit des lèvres du Croqueur, du Rouquin et de Rock n’roll.
« Attendez la suite, petits c…! Je vous dis que vous êtes la charnière. Sans vous, tout foire ! »
Les trois hommes se requinquèrent sur-le-champ.
Bonape enchaîna :
« Pas davantage que l’équipe un, vous vous montrez aux Halles. J’répète : inutile d’appeler les mirontons. Donc, vous vous planquez au garage de Pantin et vous passez la journée à rien faire. Mais à dix heures du soir, vous sautez chacun dans une des R 4 en conserve et vous vous dirigez comme de bons touristes pépères sur Rocamadour, dans le Lot. Costumes civils, bien sûr, pour assurer la surprise. De plus, si possible, mains jointes et regards par en dessous parce qu’à Rocamadour c’est bonnes sœurs et compagnie. Vous devrez arriver à deux heures du matin à l’Hôtel des Pèlerins où, par fil, vous aurez retenu trois chambres à votre nom… »
Bonape se tourna vers les autres :
« Vous, retenez bien le numéro de téléphone de l’Hôtel des Pèlerins parce que c’est là où vous aurez à appeler – je vous expliquerai plus tard pourquoi. C’est facile, d’ailleurs, c’est le 22. L’hôtel est tenu par des curetons, mais ça pourrait aussi bien être des flics ! »
Le numéro se grava dans les têtes.
Bonape continua son exposé :
« À quatre plombes du mat, l’équipe-charnière quittera l’hôtel en prétextant une excursion, Levagrame tout seul dans sa caisse, Delquingue et Laroque dans la seconde. La troisième restera là, en cas de coup dur, et on ira la rechercher plus tard si tout va bien. Les deux bagnoles prendront la direction de Souillac par la Nationale 681 jusqu’à Martel et ensuite la 703. Ceci fait, traversée de Souillac et Nationale 20 jusqu’à Lanzac. C’est à cinq bornes, pas plus. Vous devrez être sur la place de l’église à cinq heures juste. J’y serai moi-même ou je vous ferai donner mes instructions par Coco-la-Station si je suis retenu dans le voisinage… Pour finir, il n’y aura plus qu’à foncer ! Vous aurez tout juste une petite heure avant le lever du soleil pour me rendre le plus grand service de ma vie. Les armes à feu personnelles sont interdites mais les surins sont facultatifs et les matraques obligatoires. Entendu ?
— Entendu, chef.
— Bon. Vous pouvez rompre. »
Bonape s’adressa en particulier à Levagrame :
« Oublie pas que t’es le chef de garage et que c’est toi la plaque tournante de la charnière. Alors, du sérieux et de la méthode. Je te téléphone demain à onze heures au garage de Pantin pour te préciser deux points importants. Je compte sur toi.
— Vous pouvez, Patron. »
Les trois hommes de l’équipe 2 quittèrent la pièce sur la pointe des pieds.
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Restaient Grand Louis, Mon-Bel-Eugène et La Gambette.
Bonape les entama à la chaleur, car c’étaient les plus coriaces :
« Vous autres trois, les mecs, vous êtes pas la réserve comme Lagrouche et Cambron, pas la charnière, comme Levagrame, Delquingue ou Laroque, vous êtes la force de frappe. Je vous ai choisis parce que vous connaissez la région où je vais sévir. »
Tous les trois, ils sourirent.
Bonape s’adressa à Grand Louis. Et, ce qu’il ne faisait jamais, sauf avant un coup dur, l’appela par son surnom :
« Toi, l’Chargeur, t’es bien né à La Bastide-Murat, hein, ou bien est-ce que je m’trompe ? »
Le Grand Louis n’eut pas honte de son extrace :
« Je veux ! Mon père y avait un bistrot ! Et j’en suis fier ! »
Bonape l’approuva :
« T’as raison, fils ! »
Il attendit un court instant, comme pour séparer les mérites, et se tourna vers Gégène Monbel :
« Et toi, Mon-Bel-Eugène, si j’me souviens bien, t’es bien d’Lectoure, dans l’Gers ? Le Gers, c’est pas loin du Lot ? »
Monbel acquiesça :
« Pour être pas loin, c’est pas loin. J’vais même être heureux, Chef, d’travailler dans les alentours, des fois qu’ça se saurait dans l’pays…! »
Bonape coupa court aux effusions qui naissaient, car il savait Mon-Bel-Eugène porté sur le lyrisme. Fallait susciter l’enthousiasme, mais pas forcément la démence, forme limite de la tendresse ! Il se tourna vers Bernardot :
« Et toi, La Gambette, tu viens peut-être d’un peu plus loin, de Pau, je crois. Mais, être de Pau, quand même, c’est aussi être un peu gascon ! »
Devant la mine évasive de La Gambette, il préféra passer aux généralisations :
« Quoi qu’on en dise, Pau, n’est-ce pas, et si je ne m’abuse, c’est quand même au sud de la Loire ! »
La Gambette, pour remarquer la nuance, répliqua, plutôt froid :
« Ça, c’est sûr, Pau, c’est au sud de la Loire, comme Dakar, c’est au sud du Pôle Nord ! »
Bonape écrasa l’allusion. De temps à autre, La Gambette se permettait des plaisanteries au vert-de-gris, sous prétexte qu’il vivait avec la môme Désirée, une gonzesse qu’en des temps moins heureux il avait commis l’erreur de sauter. Il redevint sérieux et enchaîna, sévère :
« Pour vous, voilà le topo… »
Il prit un temps et se pencha sur la carte. Le regard des trois hommes suivit le sien :
« Faut d’abord que je vous explique les lieux. Souillac est juste en bordure de la Dordogne qui, en aval, fait comme une sorte de coude. C’est là que moi, je vais régler mes affaires, entre cinq et six heures. À quatre kilomètres de la ville, sur la Nationale 20, de l’autre côté du pont, du seul pont, un petit patelin : Lanzac. Il se peut que, pour échapper à notre étau, nos adversaires cherchent à franchir ce pont, soit pour aller chercher des renforts en ville, soit – ce qui serait plus embêtant – pour prévenir les flics. Vous serez là pour les intercepter. Quand ce sera fait, vous vous rabattrez sur Lanzac pour nous prêter la main. Mais nous n’en sommes pas là. Écoutez-moi bien : avec vos camions arrêtés en bord de route, vous prendrez la disposition trois échelons. Toi, Bernardot, en tête, à la sortie de Lanzac avec ton talkie-walkie…
— Bon pour moi !
— Toi, Monbel, tu leur fais le coup de la grosse roue folle.
— Simple comme bonjour !
— Et toi, Grand Louis, s’ils passent quand même le barrage de Monbel, le grand jeu.
— Les trépointes ?
— Oui ! si la bagnole des assaillants se fout en l’air, tu balaieras avant l’arrivée des cognes. Sinon, ça nous coûterait cher. »
Grand Louis eut un sourire niais, mais superbe :
« Pas de danger. Ils n’y verront que du feu. Ni vu ni connu ! »
Bonape mit le doigt sur la Michelin 75 :
« Comme vous y allez avec vos camions, pas la peine de rouler en convoi et de vous faire remarquer. À partir de Périgueux, vous opérez en ordre dispersé. Grand Louis, demain soir, t’iras ranger ton camion à Carsac, entre Sarlat et le point chaud. Relais routier La Truffe Noire.
— Bonne idée.
— Toi, Bernardot, le cap sur Carlux, à six kilomètres en amont, Auberge de la Pierre Blonde.
— Vu.
— Et toi, Monbel, Meyronne ! Tu trouveras un bistrot pompiste, Au Petit Bonhomme. Tu rejoindras le pont par la Nationale 15, le Paget, le Pigeon, et ensuite tout droit.
— C’est comme si j’y étais !
— Vous reste plus qu’à prendre la route avec vos trois éléphants… »
Bonape regarda sa montre, sur la table :
« Il est minuit moins dix. Vous avez intérêt à ronfler à Nantes. Ensuite, Niort, Angoulême, Périgueux et la suite. Arrangez-vous pour aller repérer les lieux avant la tombée du jour. Et samedi, à cinq heures moins cinq, de chaque côté du pont. Les hommes, j’ai confiance. On les aura. Maintenant, tirez-vous ! »
À leur tour, sans dire un mot, ils sortirent. Restaient seuls Beau Léon et La Gamberge.
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La conversation changea de ton. Les musculos avaient vidé les lieux. On était désormais entre penseurs :
« Dites donc, Perrigaud, la truite était à combien le kilo, ce matin ?
— Grossistes, douze cinquante-cinq. Détaillants, dix-sept.
— Il s’en est vendu combien, Paname et banlieue ?
— Deux tonnes sept cent quarante.
— C’est la capacité maxima d’absorption du marché ?
— Celle-ci est évidemment inversement proportionnelle aux prix.
— Ça veut dire quoi, ça ?
— Ça veut dire qu’avec une baisse de trente pour cent sur le prix grossiste, on doit pouvoir faire cinq tonnes par jour, les mains dans les poches.
— Laustrique a combien de réserves dans ses viviers de Lanzac ?
— On dit trois cent cinquante tonnes. »
Bonape calcula à voix haute :
« Trente tonnes semaine, ça nous donnerait douze semaines de bon, trois mois juste. Le temps de réparer le Cap-Trafalgar. »
La Gamberge émit une objection raisonnable.
« Oui, mais faudrait que Laustrique baisse ses prix de moitié, et ça…! Buté comme il est ! »
Bonape se mit à rire :
« Buté comme il est ! Il le sera toujours moins que si je lui loge une pastille dans la coloquinte.
— Méfiez-vous, Patron, ça irait chercher loin !
— Foutez-moi la paix, Perrigaud, je sais ce que j’ai à faire. Je sais même ce qu’il vous reste à entreprendre.
— À vos ordres, Patron.
— J’aime mieux ça. Vous allez filer sur Paris, me préparer un contrat pour cent vingt tonnes mois. Vous laisserez les prix en blanc. Et vous me rejoindrez avec le papier en poche, samedi matin, à six heures, chez Laustrique à Lanzac.
— Méfiez-vous, m’sieur Bonape. L’Père François a des amis.
— Peut-être, mais c’est un vieux c…! Demain soir, je serai à son Hostellerie du Soleil, et on verra qui c’est qui sera le plus fort. »
L’Hostellerie du Soleil, sur le Belvédère de Lanzac, était une des boîtes louches de Laustrique qui laissait porter sur les morues le fric qu’il gagnait avec les truites ! En un éclair, La Gamberge avait compris ce que projetait Beau Léon. Il laissa tomber :
« Prenez garde à Larchicharly et au Mac’. Larchicharly est sournois comme un chinetoque et le Mac’, fort comme un Turc.
— Vous faites pas de mouron pour moi, La Gamberge. Z’ont pas ça de dentelle dans le citron. Moi, c’est l’contraire. Y a des fois où faut que j’m’empêche de penser pour pas tourner dingue. »
La Gamberge hocha respectueusement la tête en signe d’assentiment.